Le Silence des Oblats
Le Scolasticat des Oblats de Marie Immaculée de La Brosse-Montceaux abrite des futurs missionnaires du pôle Nord, du Sud Afrique, du Laos, des Philippines et de Ceylan. Notre camarade Yves MASIEE, dit « Corret », a noué de solides amitiés par le truchement de son adjoint, le capitaine Jacques DESBOIS, en cette année 1944.
Chef militaire de la subdivision P2, il reçoit des armes qu’il faut dissimuler jusqu’au moment où l’heure sonnera de les tourner contre l’ennemi. Qui pourrait soupçonner le paisible couvent ? Une fois vidés, les containers sont jetés dans un puits abandonné. Quant aux armes, MASIEE lui-même ignore leur cachette qu’ont choisie les religieux : un caveau désaffecté du cimetière tout proche.
Le 17 juillet à 11 heures du matin, MASIEE et DESBOIS ainsi qu’un tout jeune garçon, sont venus chercher des armes pour les emporter tout de suite à Paris. Les religieux s’étonnent de faire ça en plein jour mais s’inclinent et les font extraire de leur cachette.
Le 22 juillet, un agent de MASIEE connu à La Brosse-Montceaux sous le nom de « Renard » se présente à son tour au couvent. La voiture qui le ramène à Melun est contrôlée par la Feldgendarmerie aux environs de Fontainebleau. Avec son chauffeur, Renard est arrêté. Il conservait, dans sa poche, un carnet où, en dépit des ordres reçus, il notait les noms et les pseudonymes de ses camarades. Les Allemands sauront en faire bon usage.
À l’aube du lundi 24 juillet, à 5 heures, la communauté tout entière est assemblée à la chapelle et termine la prière. Un camion s’arrête dans la cour puis trois groupes de soldats allemands, armés de mitraillettes, pénètrent au pas de course dans la propriété.
Les religieux évacuent la chapelle et deux par deux, comme ils en reçoivent l’ordre, vont se ranger devant la galerie du cloître. L’heure que les Allemands ont choisie prouve qu’un traître les a renseignés.
Un Allemand du nom de KORF, professeur de géographie à l’université de Magdebourg, dirige la gestapo de Melun et s’est assuré une solide réputation de tortionnaire dans tout le département. Un autre homme descend du véhicule, ses poignets sont liés par des menottes. C’est Renard. KORF fit transporter jusqu’au « ciroir », une marmite d’une centaine de litres. Le frère Nio puis le frère Cuny sont conduits jusqu’au ciroir puis vient de tour du Père Piat. Au bout d’une demi-heure, KORF appelle le Père Gilbert. Soudain, KORF crie, la face épanouie : « nous avons gagné » et réclame un escabeau. Si KORF a demandé une échelle, c’est qu’il sait. La catastrophe est maintenant inévitable et menace l’ensemble de la communauté.
Terrifiés, les religieux voient le frère Nio sortir du ciroir s’appuyant sur un bâton, la figure défaite, les cheveux collés à son front. Cette énorme marmite venue de la cuisine, c’est le supplice de la « baignoire ». Les pieds du frère Nio ont été broyés, ses reins ont été brisés. Et qu’est-il advenu du Père Gilbert, du Père Piat, du frère Perrier, du frère Cuny ?
Des containers gisent près du puits, KORF tient la preuve qu’il cherchait mais il lui faut autre chose que des emballages vides :
- Pères et Frères ! quelqu’un d’entre vous aura bien le courage de parler ! Vous n’aurez pas la lâcheté de laisser fusiller tous vos camarades alors qu’il suffit d’un mot pour éviter le massacre ! Vous saviez tous ce qu’il y avait là-dedans, n’est-ce pas ? Maintenant, répondez : OU SONT LES ARMES ?
Il a hurlé sa question. Quelques Oblats protestent de leur ignorance et sont sincères. Les autres n’ouvrent pas la bouche et leur silence est un aveu.
- Je fusille le Père Gilbert, braille KORF, et j’en fusille deux, trois, quatre et ainsi de suite jusqu’à ce que vous me disiez où sont les armes !
Le devoir est de se taire puisque les cinq martyrs n’ont rien fait d’autre que d’indiquer le vieux puits. Sur son ordre, le Père Gilbert est amené devant lui et il se fait apporter une mitraillette qu’il arme posément :
- Tu ne veux pas me dire où sont les armes ?
- Monsieur, je désire un prêtre.
- Une dernière fois : OU SONT LES ARMES ?
Deux ou trois secondes s’écoulent, faites d’un écrasant silence que vient rompre le cri poussé par le Père Delarue donnant l’absolution au Père Gilbert. Ce cri semble déclencher le geste de KORF qui tire visant le cœur.
Conduit par une sentinelle, les mains liées derrière son dos, l’air effaré comme s’il sortait d’un cauchemar, le frère Cuny s’approche. KORF lui pose les mêmes questions. Mais toujours pas de réponse. Tous les prêtres, d’un même mouvement tracent dans l’air le signe de la croix. Alors, face à l’Allemand, en soldat qui va mourir, le frère se redresse, cambrant le torse. La rafale le fait s’étendre sur le côté droit. KORF s’avance vers le corps gisant sur l’herbe et l’achève visant la tête.
Puis KORF se dirige vers la voiture où se trouve le Père Piat, il demande à celui-ci : « Où sont les armes ? », mais n’obtient aucune réponse. Rageusement, il claque la porte et revient vers la pelouse au moment où arrive le frère Perrier tiré rudement par un soldat qui le fait s’arrêter près du cadavre du frère Cuny. S’en suit le même questionnaire et le même silence en réponse. Sous la première rafale, le frère Perrier tombe droit devant KORF qui, impassible, achève le frère de quelques balles dans la nuque. Une nouvelle fois, KORF se tourne vers l’auto où le Père Piat apparaît à ses frères écroulé sur le plancher de la voiture, sa tête reposant, les yeux clos sur la banquette. L’Oblat descend péniblement, ses pieds sont nus, sa soutane est déboutonnée de haut en bas. Il a sans doute été torturé plus affreusement encore que les autres pour qu’on ait dû le transporter en voiture à quelques dizaines de mètres à peine du ciroir : on saura plus tard que, pour lui arracher un aveu, ses bourreaux ont brûlé au chalumeau la plante de ses pieds. Quand il est arrivé à la place qu’il lui fallait atteindre, KORF lui demande : « Tu ne veux pas me dire où sont les armes ? ». Le Père Piat fait doucement « non » de la tête, alors KORF appuie sur la détente.
Mais voici que s’avance, loque douloureuse qui progresse à tout petits pas en s’appuyant sur son bâton, le frère Nio transformé par la torture en un menu vieillard. Devenu complètement sourd par suite des coups reçus, il n’a perçu aucun bruit et ignorait tout du drame. N’entendant rien, à demi aveugle, le frère attend qu’on décide de son sort.
- Veux-tu me dire où sont les armes ? hurle KORF car le frère n’avait pas entendu sa première question. Cette fois, le frère a entendu et dit « non ». A bout portant, KORF fait feu sur lui.
C’est alors que le miracle se produit. Surgissant au détour de l’allée, une luxueuse voiture militaire vient stopper sur les lieux mêmes du drame. Des officiers en descendent ainsi qu’un colonel. Il semble, maintenant, qu’une vive discussion les oppose au tortionnaire. Au bout d’un quart d’heure, les officiers remontent dans leur belle voiture et s’en vont. Qu’a-t-il été décidé ? Est-ce la fin du massacre ? KORF réclame dix volontaires pour porter les corps dans le puits et « jetez-moi ça n’importe comment » dit-il à l’adresse des religieux. Comme les volontaires ne peuvent se résigner à mettre son ordre à exécution, un soldat intervient qui les bouscule, pousse du pied les corps étendus près de l’ouverture béante du puits. Leur chute résonne lugubrement dans cette fosse sonore. On croit entendre un bruit d’os qui se brisent.
- Je vais fusiller la moitié des volontaires ! déclare KORF.
Le Père Tassel s’interpose, essaie de faire entendre raison à la brute qui riposte avec violence. KORF, enfin, se décide à quitter les lieux, non sans déclarer qu’il garde le Père supérieur en otage.
Une demi-heure plus tard, un gros camion de la Wehrmacht vient prendre livraison des containers et des parachutes sortis du puits. À 16 heures, surviennent deux petits camions dans lesquels les 86 pères et frères reçoivent l’ordre de s’entasser. Les religieux sont conduits à Fontainebleau. Transférés de Fontainebleau à Compiègne, sauf le Père Louis qui, trop âgé, est abandonné à son sort, les Oblats furent embarqués vers l’Allemagne le 25 août. Le train qui les transportait ne put dépasser Péronne. Installés dans un camp de fortune, ils purent assister, le 31, à la débâcle des Allemands. À 15 heures, se substituant à l’autorité nazie, la Croix Rouge faisait évacuer le camp. À 18 heures, le 1er septembre, les cloches sonnaient la libération de la ville. L’un après l’autre, les Oblats revinrent à leur scolasticat de La Brosse-Montceaux qu’ils trouvèrent dévasté de fond en comble.
Texte adapté au livre « Le Silence des Oblats » par Rémy